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Channel: Une Année en France » Frédéric Potet
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Ridha Khadher, boulanger de la République

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C’est le Graal de tout boulanger parisien. Lundi 13 mai, Ridha Khadher ira frapper à la porte du palais de l’Elysée pour y livrer son pain. Jusqu’à ces derniers jours, il ignorait encore le nombre de baguettes "tradition" qu’il lui faudra apporter, ou par quel moyen de transport il se rendrait sur place – en voiture ? en deux-roues ? – depuis sa boutique de la rue Raymond-Losserand, dans le 14e arrondissement de la capitale.

Peu importe. Imaginait-il cela un jour, lui l’artisan d’origine tunisienne : devenir pendant un an le fournisseur officiel de la présidence de la République, privilège accordé à celui (ou celle) qui remporte chaque année le concours de la "meilleure baguette de Paris" ? Au passage, Ridha Khadher a aussi gagné le droit de rêver : "Peut-être qu’Obama mangera un jour de mon pain, s’il vient en France."

Ridha Khadher, dans le fournil de sa boulangerie, rue Raymond-Losserand (Paris 14e). (Photo : Antonin Sabot/ Le Monde.fr)

Quand il a appris la nouvelle, le 25 avril, le gaillard aux épaules de fort des halles n’y a "pas cru sur le coup". L’effet de surprise n’a guère duré : une demi-heure plus tard, deux équipes de télévision l’attendaient devant sa boulangerie-pâtisserie. Un long marathon médiatique s’en est suivi. Des chaînes allemande, japonaise, brésilienne, argentine, équatorienne se sont succédé pour le filmer dans son fournil escarpé situé en sous-sol. CNN est venu également. Sans oublier TF1, qui lui a consacré un sujet de deux minutes dans son journal de 13 h : "Deux minutes, vous vous rendez compte !", n’en revient-il toujours pas. "Imaginez combien il m’aurait fallu payer pour avoir deux minutes de pub sur TF1…"

Les retombées ne se sont pas fait attendre. Ridha Khadher a dû embaucher un boulanger et un apprenti supplémentaires pour satisfaire la demande. De 300 par jour, le nombre de "traditions" sorties de son four est passé à 800. En trois semaines, le chiffre d’affaires du Paradis du gourmand – le nom de sa boutique, qui propose également gâteaux et sandwichs – a progressé de 20 %. "On a vu arriver des gens de l’autre bout de Paris, du 93, du 95, qui ont profité des jours fériés du mois de mai pour venir jusqu'ici. Beaucoup de touristes aussi. Ma baguette est repartie aux quatre coins de la France, en Belgique, au Japon", s’enorgueillit-il.

Le boulanger est à son compte depuis sept ans. (Photo : Antonin Sabot/ Le Monde.fr)

Ridha Khadher n’est pas dupe pour autant, et sait parfaitement que pareille ferveur aurait été bien moindre si, primo, il n’était pas né de l’autre côté de la Méditerranée il y a quarante ans, et si, secundo, sa spécialité n’était pas ce symbole de la culture française qu’est la baguette. L’homme incarne une histoire d’immigration comme les médias en rêvent. Une histoire qui débute à Sousse à la fin des années 1980, au sein d’une famille d’agriculteurs. L’adolescent a 15 ans et rêve de devenir garagiste quand il est envoyé par ses parents à Paris, où son frère aîné, Ali, tient une boulangerie appelée "La Montmartroise". L’apprenti y fait ses classes, plutôt dans la douleur : "J’ai eu envie de rentrer au pays tellement c’était difficile au début, se souvient-il. Les journées étaient interminables. Il m’arrivait de dormir debout."

Sept ans plus tard, le mitron part travailler dans le quartier du Marais, où son frère a ouvert une autre échoppe. De plus en plus de boulangers tunisiens rachètent alors des enseignes dans la capitale (lire l’enquête d’Elise Vincent parue dans Le Monde en juin 2012). Ridha Khadher commence à mettre de l’argent de côté et, parce que son physique le lui permet, cumule le job de garde du corps dans des boîtes de nuit fréquentées par des stars du show-biz. Son pécule est de 30 000 euros, en 2006, quand il décide d’acquérir sa propre affaire (au prix de 300 000 euros), au 156 de la rue Raymond-Losserand. Le "156" ? Une adresse bien connue… des services de police : la boutique est située juste au pied d’une cité à la réputation sulfureuse. En 2011, le dernier fait-divers à y être associé – une histoire de règlement de comptes entre bandes rivales – a vu deux personnes se faire tuer à la terrasse d’un bistrot voisin.

Le secret de sa baguette "tradition" : une fermentation lente (24 heures), un façonnage à la main et 22 minutes de cuisson. (Photo : Antonin Sabot/ Le Monde.fr)

"Moi, je n’ai jamais eu le moindre problème avec qui que ce soit dans le quartier", assure le boulanger. Son prédécesseur, à l’en croire, n’était resté sur place qu’une semaine avant de revendre son fond de commerce. Sept ans plus tard, le business de Ridha Khadher s’est joliment développé. Son nombre de salariés est passé de quatre à onze, et son chiffre d’affaires de 200 000 à 650 000 euros.

Ce titre de "meilleure baguette de Paris" n’est pas venu par hasard : cela faisait un an que le boulanger testait une nouvelle recette. Son secret est simple : chez lui, la pâte repose très longtemps – environ 24 heures – avant d’être façonnée (à la main), puis cuite (22 minutes). Le résultat est une baguette croustillante et tendre à la fois, dotée d’une mie couleur crème aux généreuses alvéoles et d’un léger parfum de froment. Son prix ? Dans la moyenne d’une "tradition" parisienne : 1,20 euro.

L’artisan refuse de voir en lui un modèle et n’a qu’un message à délivrer : "On peut réussir dans la vie si on est sérieux. Il faut le vouloir, c’est tout." Le colosse ne s'en  coltine pas moins de belles journées. Levé à 4 heures, il est rarement chez lui, à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), avant 21 heures, six jours sur sept et 50 semaines par an. Il s’octroie une rémunération mensuelle de 2 500 euros, légèrement supérieure à celle de ses deux assistants-boulangers (2 100 euros). En bon patron qu’il est devenu, il râle également – modérément – contre le montant trop élevé des charges sociales, et se plaint – plus énergiquement – de ne pas trouver d’apprentis ou de vendeuse.

Depuis l'annonce de son prix, sa production est passée de 300 à 800 "traditions" par jour. (Photo : Antonin Sabot/ Le Monde.fr)

En début d’année, l’une de ses employées est partie en congé maternité. Elle ouvrait le magasin, à 6 heures. "On a cherché quelqu’un pour la remplacer…" En vain. Pas le choix : Isabelle, l’épouse de Ridha, laborantine au centre de transfusion de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, s’est mise en disponibilité pour une période de onze mois. C’est elle, désormais, qui sert les premiers clients dans la touffeur matinale d’un four électrique tirant à 260 degrés.

Mercredi 8 mai, Ridha Khadher a reçu officiellement son prix des mains de Bertrand Delanoë, le maire de Paris. La cérémonie a eu lieu sur le parvis de Notre-Dame, et Al-Jazeera était là. La Chambre professionnelle des artisans-boulangers lui a également remis un chèque de 4 000 euros – somme que le lauréat redistribuera à ses salariés sous la forme de primes, histoire de montrer que fournir l’Elysée n’a rien changé à ses habitudes. Le soir avant de rentrer chez lui, Ridha Khadher continue de laisser devant sa boutique un ou deux sacs remplis de pain invendu, à l’intention des pauvres du quartier. Parce qu’"il faut donner dans la vie", dit-il.


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